Les « dark store » et « dark kitchen » sont-ils des entrepôts ou des commerces ? Tant le Conseil d’Etat que la réglementation applicable viennent de trancher en faveur de la destination « entrepôt ».

Qu’est-ce qu’un « dark store » ou une « dark kitchen » ?

Face à l’essor de la livraison en ligne, portée – notamment – par les Uber et autres Deliveroo, certains restaurants et commerces n’ont plus de points de vente physiques pour accueillir leurs clients.

Les commandes (menus ou courses en ligne), passées via des applications, sont préparées dans des cuisines ou des entrepôts fermés au public. Elles sont ensuite livrées au client, chez lui.

Le ballet des scooters livrant les courses depuis ces « dark store » agace bien souvent les riverains et pouvoirs publics.

Ces « dark store » sont-ils des commerces ?

C’était la question posée au Conseil d’Etat, dans un litige opposant plusieurs de ces sociétés de livraison de courses à la ville de Paris.

Avant d’en venir à la solution proposée par le Conseil d’Etat le 23 mars 2023, un bref rappel s’impose.

Commerces ou entrepôt… quelle différence ?

Rappelons en effet que les destinations et sous-destinations des constructions ( = l’usage pour lequel elles sont autorisées) sont réglementées par les article R.151-27 et R.151-28 du code de l’urbanisme.

Ce dernier article (précisé par un arrêté du 10 novembre 2016) liste les destinations et sous-destinations suivantes :

 «1° Pour la destination  » exploitation agricole et forestière  » : exploitation agricole, exploitation forestière ;

2° Pour la destination  » habitation  » : logement, hébergement ;

3° Pour la destination  » commerce et activités de service  » : artisanat et commerce de détail, restauration, commerce de gros, activités de services où s’effectue l’accueil d’une clientèle, cinéma, hôtels, autres hébergements touristiques ;

4° Pour la destination  » équipements d’intérêt collectif et services publics  » : locaux et bureaux accueillant du public des administrations publiques et assimilés, locaux techniques et industriels des administrations publiques et assimilés, établissements d’enseignement, de santé et d’action sociale, salles d’art et de spectacles, équipements sportifs, autres équipements recevant du public ;

5° Pour la destination  » autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire  » : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition. »

En clair, un entrepôt ou un commerce ne relèvent pas des mêmes destinations.

Cela n’est pas sans conséquences, et notamment :

  • Les règles d’urbanisme qui leur sont applicables ne sont pas les mêmes. Certains PLU autorisent ainsi les commerces dans certaines zones (dans les centres-villes, par exemple) mais pas les entrepôts ;
  • Le fait, pour un commerce, de devenir un entrepôt constitue alors un changement de destination, qui doit être autorisé (par une déclaration préalable, bien souvent).

Alors, dans quelle catégorie ranger les « dark store » et « dark kitchen »?

C’était bien toute la question !

La réponse apportée par le Conseil d’Etat le 23 mars 2023 a toutefois été précédée :

  • Par un décret du 22 mars 2023 qui a modifié l’article R.151-28 (que l’on a cité plus haut) et a rajouté une sous-destination « cuisine dédiée à la vente en ligne :
Ancienne rédaction de l’article R.151-28Nouvelle rédaction (modifiée par le décret du 22 mars 2023)
5° Pour la destination  » autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire  » : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition.Pour la destination “autres activités des secteurs primaire, secondaire ou tertiaire” : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition, cuisine dédiée à la vente en ligne
Modifications apportées par le décret du 22 mars 2023 à l’article R.151-28 du code de l’urbanisme

Ancienne rédaction de l’arrêté du 10 novembre 2016Nouvelle rédaction (modifiée par l’arrêté du 22 mars 2023)
La sous-destination artisanat et commerce de détail recouvre les constructions commerciales destinées à la présentation et vente de bien directe à une clientèle ainsi que les constructions artisanales destinées principalement à la vente de biens ou services.La sous-destination “artisanat et commerce de détail” recouvre les constructions destinées aux activités artisanales de production, de transformation, de réparation ou de prestation de services, les constructions commerciales avec surface de vente destinées à la présentation ou à l’exposition de biens et de marchandises proposées à la vente au détail à une clientèle, ainsi que les locaux dans lesquels sont exclusivement retirés par les clients les produits stockés commandés par voie télématique
La sous-destination restauration recouvre les constructions destinées à la restauration ouverte à la vente directe pour une clientèle commerciale.La sous-destination “restauration” recouvre les constructions destinées à la restauration sur place ou à emporter avec accueil d’une clientèle
La destination de construction « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire » prévue au 5° de l’article R. 151-27 du code de l’urbanisme comprend les quatre sous-destinations suivantes : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition. (…) La sous-destination « entrepôt » recouvre les constructions destinées au stockage des biens ou à la logistique. (…)« La destination de construction “autres activités des secteurs primaire, secondaire ou tertiaire” prévue au 5° de l’article R. 151-27 du code de l’urbanisme comprend les cinq sous-destinations suivantes : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition, cuisine dédiée à la vente en ligne. (…) « La sous-destination “entrepôt” recouvre les constructions destinées à la logistique, au stockage ou à l’entreposage des biens sans surface de vente, les points permanents de livraison ou de livraison et de retrait d’achats au détail commandés par voie télématique, ainsi que les locaux hébergeant les centres de données. (…)
Modifications apportées par l’arrêté du 22 mars 2023 à l’arrêté du 10 novembre 2016

Les « dark store » et « dark kitchen » sont donc désormais bien identifiés en tant qu’entrepôts et exclus de la catégorie « commerces ».

Et la solution posée par le Conseil d’Etat le 23 mars 2023 ?

Visiblement en phase avec les éclaircissements apportés par ces textes, le Conseil d’Etat a également retenu que ces « dark store » étaient des entrepôts :

« 14. Il ressort des pièces du dossier que les locaux occupés par la société Frichti et la société Gorillas Technologies France, qui étaient initialement des locaux utilisés par des commerces, sont désormais destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, afin de permettre une livraison rapide de clients par des livreurs à bicyclette. Ils ne constituent plus, pour l’application des articles R. 151-27 et R. 151-28 du code de l’urbanisme, tels que précisés par l’arrêté du 10 novembre 2016 cité ci-dessus, des locaux  » destinées à la présentation et vente de bien directe à une clientèle  » et, même si des points de retrait peuvent y être installés, ils doivent être considérés comme des entrepôts au sens de ces dispositions »

Or, le PLU de la ville de Paris interdit « la transformation en entrepôt de locaux existants en rez-de-chaussée sur rue ».

Dans ces conditions, les « dark store » ne pouvaient s’implanter dans ces locaux.

Quelles conséquences pour les « dark store » et « dark kitchen » ?

Ces entrepôts, puisque c’est désormais ainsi qu’il faut les qualifier, doivent donc respecter les dispositions d’urbanisme qui leur sont applicables.

Les collectivités peu désireuses de voir proliférer ces locaux (dans les centres-villes notamment) pourront donc, si leurs documents d’urbanisme le leur permettent, opposer à ces enseignes les dispositions applicables aux entrepôts.

Si ces nouveautés ne règlent pas tous les problèmes liés à ces plateformes, et les éventuelles nuisances occasionnées par les livraisons incessantes, il s’agit d’un outil supplémentaire à disposition des pouvoirs locaux pour réglementer ces activités.

Preuve que le droit de l’urbanisme peut également avoir un intérêt dans la question de l’essor du e-commerce (au détriment bien souvent des commerces locaux, mais c’est un autre débat…).

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