Peut-on modifier la limite transversale de la mer pour échapper à la loi Littoral ?

par | Avr 3, 2023 | Chronique Jurisprudence, Jurisprudence - Loi littoral, Loi littoral | 0 commentaires

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Résumé : La loi Littoral est applicable, d’une part, aux communes riveraines de la mer et, d’autre part, aux communes riveraines d’estuaires désignées par décret. La jurisprudence a rappelé que la frontière entre la mer et l’estuaire devait être fixée par rapport à la limite transversale de la mer. La Cour administrative d’appel de Bordeaux juge illégale la modification de cette limite par l’Etat dans le but de soustraire la commune de Matoury, en Guyane, aux dispositions de la loi Littoral (CAA Bordeaux, 28 mars 2023, n° 22BX02010, Société EDF-PEI).

Par un arrêté du 22 octobre 2020, le Préfet de la Guyane a délivré à la société Electricité de France – Production électrique insulaire (EDF-PEI) un permis de construire pour une centrale électrique au lieu-dit Le Larivot sur la commune de Matoury. Cet arrêté avait été attaqué par les associations France Nature Environnement et Guyane Nature Environnement. Par un jugement du 18 juillet 2022, le Tribunal administratif de la Guyane l’avait annulé. Par un arrêt du 7 octobre 2022, la Cour administrative d’appel de Bordeaux avait sursis à l’exécution de ce jugement dans l’attente de sa décision en appel (CAA Bordeaux, 7 octobre 2022, n° 22BX02011, Société EDF production électrique insulaire). Cet arrêt avait été rapporté par le Blog dans la chronique de jurisprudence d’octobre 2022.

Contrairement au Tribunal administratif, la Cour administrative d’appel de Bordeaux avait estimé que le terrain d’assiette du projet, situé dans une ZNIEFF de type 2, composé notamment de forêts marécageuses et qui constitue une zone de repos de gagnage ou de reproduction pour un grand nombre d’espèce animales n’était pour autant pas un espace remarquable dès lors que les espèces recensées sont communes et ne font l’objet d’aucune mesure de protection.

L’affaire serait demeurée classique si l’Etat n’avait pas tenté, en cours de procédure, de modifier la limite de la mer pour soustraire la commune de Matoury à la loi Littoral. C’est notamment sur ce point que l’arrêt que vient de rendre la Cour administrative de Bordeaux est intéressant.

Implantation du projet de centrale (Source : rapport du commissaire enquêteur)

La distinction entre une commune riveraine de la mer et une commune riveraine d’estuaire

L’article L.321-2 du Code de l’environnement distingue deux catégories de communes : d’une part, les communes riveraines des mers et océans, des étangs salés, des plans d’eau intérieurs d’une superficie supérieure à 1 000 hectares ; d’autre part, les communes riveraines des estuaires et des deltas lorsqu’elles sont situées en aval de la limite de salure des eaux et participent aux équilibres économiques et écologiques littoraux. Les communes riveraines de la mer entrent dans le champ d’application des dispositions spécifiques au littoral du code de l’urbanisme dès qu’une partie, même réduite, de leur territoire borde le rivage de la mer. En revanche, les communes riveraines des estuaires et des deltas ne sont littorales qu’à la condition d’être désignées par le décret du 29 mars 2004 pris pour l’application de l’article L. 321-2 du Code de l’environnement (Article R. 321-1 du code de l’environnement).

Les limites administratives dans les estuaires : l’estuaire est le lieu de rencontre entre la mer et le fleuve et, par conséquent, de régimes juridiques maritimes et fluviaux qu’il faut délimiter. A cette fin, le décret-loi du 21 février 1852 concernant la pêche et la domanialité publique maritime distingue trois limites administratives : la limite de l’inscription maritime qui détermine le champ d’application des règles de la navigation maritime et de la navigation fluviale, la limite de salure des eaux qui définit le champ d’application des règles relatives à la pêche fluviale et des règles relatives à la pêche maritime et la limite transversale de la mer qui délimite le champ d’application des règles relatives au domaine public maritime et les règles relatives au domaine public fluvial.

Pour distinguer les communes riveraines de la mer des communes riveraines des estuaires, il convient d’établir la limite entre la mer et l’estuaire. Cet exercice est plus complexe qu’il n’y paraît car aucune définition n’est donnée par la loi Littoral. Cette dernière ne définit que la limite amont de l’estuaire puisque l’article L. 321-2 du Code de l’environnement dispose que les communes riveraines des estuaires doivent être situées en aval de la limite de salure de l’eau. Autrement dit, sauf à ce qu’elles demandent à se voir appliquer la loi comme le permet l’article L. 121-1 du Code de l’urbanisme, les communes dont le territoire est intégralement situé en amont de cette limite ne peuvent pas être qualifiées de communes littorales.

La loi n’ayant pas défini la limite aval de l’estuaire, il en a résulté une certaine hésitation des juridictions entretenue par un avis fort peu éclairant du Conseil d’Etat sur la notion d’estuaire (CE Avis, 5 octobre 1998, n° 196957, Préfet du Finistère c/ M. Le Hir). Alors que le Tribunal administratif de Rennes estimait que la frontière entre la mer et l’estuaire devait être fixée à l’embouchure de ce dernier, la Cour administrative d’appel de Nantes considérait que l’estuaire au sens de l’article L.321-2 du Code de l’environnement devait être défini par rapport à la limite transversale de la mer qui permet de distinguer le domaine public fluvial et le domaine public maritime (CAA Nantes, 29 juin 2001, n° 99NT00899, Commune de LoperhetCAA Nantes 18 juin 2002, n° 99NT02354, Commune de Locoal-Mendon). Le Conseil d’État a confirmé cette définition (CE, 14 novembre 2012, n° 347778, société Néo Plouvien). Une commune peut donc border un estuaire au sens géographique et être pourtant riveraine de la mer au sens juridique. En l’état de la jurisprudence, les communes dont une partie du territoire se situe en aval de la limite transversale de la mer sont donc des communes riveraines de la mer. Les communes dont le territoire est intégralement situé en amont de cette limite sont riveraines d’un estuaire. Si elles figurent sur la liste de l’article R. 321-1 du code de l’environnement, ce sont des communes littorales.

La modification des limites transversales de la mer par l’Etat

Ce préambule était nécessaire pour comprendre la situation de la commune de Matoury au regard de la loi Littoral. La commune est bordée par le fleuve Mahury, au sud, et par la rivière Cayenne, au nord. Elle est limitrophe des communes de Cayenne et de Remire-Montjoly au nord-est, de la commune de Macouria, au nord et de la commune de Roura au sud-ouest.

Carte interactive Géoportail (le site du Larivot est situé en haut de l’image)

Sur la rivière Cayenne, la limite transversale de la mer avait été fixée par un arrêté du 25 février 1983. Sur le fleuve Mahury, elle avait été fixée par un arrêté du 16 juillet 1976. Pour ces deux cours d’eau, la limite transversale de la mer était située en amont des limites administratives de Matoury. Sur quelques centaines de mètres, le territoire de Matoury bordait par conséquent la mer. C’est la raison pour laquelle la commune, bien que bordée par deux estuaires au sens géographique, était en réalité une commune riveraine de la mer au sens juridique.

Pour s’extraire de cette situation, l’Etat a donc décidé de déplacer les limites transversales de la mer vers l’aval afin que le territoire de la commune de Matoury se trouve cette fois exclusivement en amont des nouvelles limites. Cette modification fut actée par deux arrêtés du Préfet de Guyane du 4 avril 2022 (à lire recueil des actes de la préfecture de Guyane). La commune de Matoury était dès lors devenue une commune riveraine d’un estuaire et faute d’être désignée par l’article R. 321-1 du code de l’environnement, elle perdait son statut de commune littorale.

Cartes annexées aux arrêtés du Préfet de Guyane du 4 avril 2022

Il ne restait plus qu’à intégrer cette situation nouvelle au permis de construire attaqué ce qui fut fait par un permis de construire modificatif délivré le 4 mai 2022. Le Conseil d’Etat a en effet jugé qu’un permis de construire pouvait être régularisé par un permis modificatif si la règle relative à l’utilisation du sol qui était méconnue par le permis initial a été entretemps modifiée (CE, 7 mars 2018, n° 404079). Dans la boite à outil du contentieux de l’urbanisme, le permis de construire modificatif est donc un atout précieux puisqu’il permet aussi de régulariser une formalités qui aurait été omise par le permis initial (CE, 2 février 2004, n° 238315, SCI Fontaine de Villiers) et même, de permettre la prise en compte de nouvelles circonstances de fait (CE, 10 octobre 2022, n° 451030, Société Territoire Soixante-deux).

Naturellement, rien n’interdisait aux associations requérantes de contester les nouvelles limites transversales de la mer afin de faire revenir Matoury dans le giron de la loi Littoral. Pour ce faire, elles pouvaient soit contester directement les arrêtés préfectoraux (CE, 26 mars 2008, n° 279917, Association de défense et de protection du site de la rivière de Crac’h), soit invoquer leur illégalité par la voie de l’exception dans le cadre du recours dirigé contre le permis de construire. Conformément aux principes qui régissent le contentieux, le juge administratif doit vérifier que les dispositions invoquées devant lui par les parties sont applicables. Le Conseil d’Etat a donc rappelé que lorsque la loi Littoral était en cause, le juge devait vérifier, le cas échéant d’office, si une commune pouvait être regardée comme littorale. Si lors des débats aucune des parties n’invoque le décret de délimitation de la limite transversale de la mer, le juge ne peut alors pas fonder sa décision sur cette limite sans inviter les parties à en débattre (CE, 12 novembre 2014, n° 369147, Commune de Pont-Aven).

A cette fin, des moyens tirés de l’irrégularité de la procédure de délimitation de la limite transversale peuvent être invoqués (CAA Nantes, 26 décembre 2003, n° 03NT01231, Association Les amis du pays entre Mès et Vilaine). La critique peut aussi porter sur le fond. Le Conseil d’État a récemment précisé que la délimitation de la mer à l’embouchure des cours d’eaux devait reposer sur l’observation combinée de plusieurs indices, tels que la configuration des côtes et notamment l’écartement des rives, la proportion respective d’eaux fluviales et d’eaux de mer, l’origine des atterrissements, le caractère fluvial ou maritime de la faune et de la végétation. La part de chacun de ces indices, dont se dégage l’influence prépondérante ou non de la mer, devait être appréciée en fonction des circonstances propres à chaque espèce (CE, 26 mars 2008, n° 279917, Association de défense et de protection du site de la rivière de Crac’h).

Selon l’Etat, la modification des limites de la mer était fondée sur le fait que les limites antérieures avaient été fixées sans réelle justification (rapport DGTM du 30 mars 2022). Coté rivière de Cayenne, l’Etat proposait donc de retenir une limite pérenne car non soumise à l’érosion et connue de tous. Coté fleuve Mahury, la nouvelle limite était fixée au niveau de la cale d’une marina. Les éléments fournis par l’Etat (disponibles en suivant ce lien) n’ont manifestement pas convaincu la Cour administrative d’appel de Bordeaux :

« Si la société EDF-PEI et le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires justifient le déplacement en aval de la LTM en faisant valoir que l’embouchure du canal de la crique Fouillée, correspondant à la limite administrative entre les communes de Matoury et Cayenne, est le premier point fixe sur la rive sud de la rivière de Cayenne, cet élément ne peut à lui-seul justifier le déplacement de cette limite alors, au demeurant, que le projet de construction d’un nouveau pont routier ne prévoit pas la destruction de l’actuel pont du Larivot, point fixe avec lequel se confondait l’ancienne LTM. De même, en se fondant sur des données historiques ainsi que sur les conditions de navigation et de sécurité des embarcations fluviales, le dossier technique élaboré à l’occasion de la modification des LTM sur la rivière Cayenne et le fleuve Mahury ne se base, contrairement à ce qui y est indiqué, sur aucun procédé scientifique répondant à la réalité du terrain, notamment sur un traitement de données topographiques, météorologiques, marégraphiques, houlographiques, morpho-sédimentaires, botaniques, zoologiques ou bathymétriques, permettant d’appréhender avec précision, en amont et en aval des nouvelles LTM envisagées, la proportion respective d’eaux fluviales et d’eaux de mer, l’origine des atterrissements ainsi que le caractère fluvial ou maritime de la faune et de la végétation ».

CAA Bordeaux, 28 mars 2023, n° 22BX02010, Société EDF-PEI (paragraphe 12)

La Cour en a conclu que la mer gardait une influence prépondérante en amont de la nouvelle LTM sur la rivière Cayenne et que cette dernière était par conséquent illégale. L’arrêté du 4 avril 2022 fixant la nouvelle limite transversale de la mer et le permis de construire modificatif du 4 mai 2022 ont par conséquent été écartés des débats par la Cour administrative d’appel de Bordeaux redonnant du même coup à Matoury sa qualité de commune littorale riveraine de la mer.

L’application de la loi Littoral à travers le volet SMVM du SAR

Sur le fond, les requérants soutenaient que le permis de construire ne respectait pas les dispositions des articles L. 121-23 et L. 121-24 du code de l’urbanisme relatifs aux espaces remarquables et caractéristiques. La Guyane est couverte par un schéma d’aménagement régional (SAR) approuvé le 6 juillet 2016. Ce SAR comporte par ailleurs un volet valant schéma de mise en valeur de la mer (SMVM) qui apporte des précisions sur la mise en œuvre de la loi Littoral. La jurisprudence rappelle alors que la loi Littoral doit être appliquée en tenant compte précisions apportées (voir par exemple cet article du Blog sur le SAR de la Réunion).

Or, le SAR ne classe pas le terrain d’assiette du projet en espace remarquable mais en espace d’activité économique futur. Pour la Cour, ce classement n’est pas illégal :

« eu égard à la spécificité du littoral guyanais et à la richesse écologique et paysagère de l’ensemble de ce territoire, il ne ressort pas des pièces du dossier que le secteur d’implantation du projet, situé à proximité immédiate de zones déjà partiellement anthropisées, telles la zone industrielle du port de Larivot ainsi que plusieurs quartiers résidentiels, et cerné sur trois côtés par des routes ouvertes à la circulation automobile, présenterait un intérêt écologique spécifique ou serait nécessaire au maintien des équilibres biologiques ».

CAA Bordeaux, 28 mars 2023, n° 22BX02010, Société EDF-PEI (paragraphe 17)

La tentative de l’Etat de soustraire la commune de Matoury du champ d’application de la loi Littoral aura donc fait long feu. L’affaire n’en est pas moins originale et elle n’est pas sans rappeler celle de la commune de Plouvien qui en modifiant les limites de son territoire était sortie de la catégorie des communes riveraines de la mer.

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